Titre : Nedjma
Auteur : Kateb Yacine
Genre : roman
Parution : Editions du Seuil. Paris. 1956
"Nedjma de Kateb Yacine : L'œuvre fondamentale de la littérature maghrébine"
La vie et l’œuvre de Kateb Yacine sont tellement imbriquées l’une dans l’autre qu’il n’est pas simple de parler de lui. Kateb Yacine, né le 2 août 1929 à Constantine, est devenu une icône, une légende. Son nom est associé à des causes multiples. Certains l’adulent, d’autres le vouent cependant aux gémonies pour ses positions anti-conservatrices et iconoclastes.
Avec Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Assia Djebbar, Dris Chraibi, Taos Amrouche, et d’autres dont il a été le contemporain, il figure parmi les pionniers de la littérature nord-africaine de langue française qu’il a contribué à inscrire dans l’universalité. Il est, avec Mohamed Dib et Assia Djebbar, l’écrivain algérien le plus connu et le plus étudié dans le monde. Son œuvre est l’objet de thèses et de recherches dans les universités du monde entier. Son combat porte la marque de l’émancipation et de la libération : de l’Algérie vis-à-vis du colonialisme, de la femme, des classes ouvrière et paysanne, des peuples en lutte pour leur indépendance. Kateb Yacine a été l’un des premiers intellectuels à prendre conscience du déni qui frappe la culture et la langue amazighes. Il a ainsi tenu à superviser la traduction de certaines de ses œuvres en tamazight. « Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j'aurais dû parler tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques... » dira-t-il.
Humble, indifférent au confort qu’aurait pu lui permettre sa notoriété, il a cherché à vivre le plus près du peuple et à être le porte-voix des plus démunis. Communiste assumé, adversaire des religions, il a été la cible des attaques des milieux conservateurs au point qu’à sa mort, un imam égyptien à qui Chadli avait déroulé le tapis rouge s’était donné le droit de lancer une fatwa condamnant son inhumation en terre algérienne.
Le parcours personnel de Kateb Yacine est jalonné de plusieurs traumatismes qui ont imprégné son œuvre. Elève en classe de 3ème au collège à Sétif, il assiste aux répressions des émeutes du 8 mai 1945. Il est arrêté, brutalisé et emprisonné durant deux mois. Autres traumatismes : il est exclu du lycée à la sortie de prison et voit sa mère sombrer dans la folie. Cette expérience le marquera profondément. Il dira «Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence». Il avouera plus tard l’impact de la folie de sa mère sur son parcours : « Je suis né d'une mère folle très géniale. Elle était généreuse, simple, et des perles coulaient de ses lèvres. Je les ai recueillies sans savoir leur valeur. Après le massacre (8 mai 1945), je l'ai vue devenir folle. Elle, la source de tout. Elle se jetait dans le feu, partout où il y avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête, n'étaient que brûlures. J'ai vécu ça, et je me suis lancé tout droit dans la folie d'un amour, impossible pour une cousine déjà mariée.» C’est sa rencontre en prison avec les petites gens de la paysannerie qui marque le début de son engagement pour la politique et la poésie. En 1946, il commence à écrire son premier recueil de poésie « Soliloques ». Admis au lycée de Annaba, il est accueilli par la famille de son cousin Mustapha Kateb où il rencontre Zoulikha, qui deviendra sa muse, son égérie et sa troisième passion avec la politique et la poésie.
Encore lycéen, il fait figure d'intellectuel et donne des conférences. À Paris, à 18 ans, il donne une conférence sur l'Emir Abdelkader. Il rencontre également des intellectuels de gauche et fréquente les milieux littéraires progressistes. Sa première publication est « Nedjma ou le poème ou le couteau ». En 1949, de retour à Alger, il collabore à Alger Républicain en publiant des reportages et exerce divers métiers, dont celui de docker.
En 1950, sa mère entre définitivement dans la folie et est hospitalisée à Blida. Yacine lui rend un hommage émouvant dans le recueil « La rose de Blida » (1965). Il s'installe à Paris où il rencontre Issiakhem, avec qui il noue une amitié qui durera toute leur vie. Poète, romancier, journaliste et militant d’abord pour l’indépendance, ensuite pour la reconnaissance de la culture et de l’histoire authentiques de l’Algérie, la défense des classes ouvrière et paysanne, ses thèmes de prédilection, il a également embrassé la cause des femmes à laquelle son amour fusionnel pour sa mère n’était pas étranger. « La question des femmes algériennes dans l’histoire m’a toujours frappé, dira-t-il. Depuis mon plus jeune âge, elle m’a toujours semblé primordiale. Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a toujours eu pour source première ma mère ».
Kateb Yacine est notamment l’auteur, outre « Soliloques » (poésie- 1946), et « Nedjma » (roman, Paris, Éditions du Seuil, 1956), de « Abdelkader et l'indépendance algérienne » , (Alger, En Nahda, 1948- essai) ; « Le Polygone étoilé », (roman, Paris, Éditions du Seuil, 1966) ; de nombreuses pièces de théâtres dont certaines traduites en arabe et en tamazight « Le Cercle des représailles (1959), , Les Ancêtres redoublent de férocité (1971), « L’Homme aux sandales de caoutchouc » (1970), « Mohamed prends ta valise » (1971) ; « La Guerre de deux mille ans » (1975).
Kateb Yacine décède le 28 octobre 1989 à Grenoble en France à l’âge de soixante ans, le même jour que son cousin Mustapha Kateb, acteur et homme de théâtre. La sœur de ce dernier, Zoulikha, dont Kateb Yacine fut épris et qui lui a inspiré la mythique héroïne Nedjma, les rapatria tous les deux.
Dans le roman "Nedjma", l'intrigue tourne autour de quatre jeunes hommes : Mustapha, Lakhdar, Rachid et Mourad. Au fur et à mesure de leurs discussions, ils réalisent qu'ils sont tous attirés par Nedjma, une jeune femme mariée, et qu'ils font tous partie de la tribu légendaire des Kebloutis dont Nedjma, de père algérien et de mère française, est elle-même issue. Nedjma, personnage fascinant, évanescent et hybride est mariée et est donc inaccessible aux jeunes gens. Cependant, ils s’accrochent à elle même s’ils ne peuvent pas la posséder car elle représente leur identité menacée. Nedjma devient ainsi l'icône, le symbole de ce que les protagonistes recherchent : la liberté, l'amour et leur propre identité. Nedjma est pour eux à la fois la femme et le pays. Elle est objet de désir et source de frustration et de rivalité en même temps pour les protagonistes masculins.
Le roman, dans lequel l’auteur transpose le récit de sa propre expérience de la répression du 8 mai 1945, est parcouru par une atmosphère de violence. Les jeunes hommes perdent leur emploi après avoir agressé un chef de chantier et commis le meurtre d'un entrepreneur. Bouillonnant de rage, ils racontent leur révolte face aux injustices et aux violences coloniales. Ils révèlent leurs parcours personnels à travers des fragments de leur vie marquée par la haine, les humiliations, la violence et les spoliations infligées par les colons.
"Nedjma" est le récit poignant d'une expérience vécue par l’auteur, celui de la résistance d’un peuple contre l'occupation étrangère et de la quête d'un retour aux sources identitaires. C'est aussi l’histoire douloureuse de l’amour impossible que les quatre amis éprouvent pour Nedjma.
L'œuvre et la vie de Kateb Yacine sont si étroitement liées et imprégnées l’une de l’autre, disions-nous, qu'il devient difficile de les dissocier. Parmi ses écrits, "Nedjma" occupe une place centrale et indéniable dans la littérature algérienne de langue française, comme le souligne Tahar Djaout : « Nedjma est sans conteste le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française. » Abdelatif Lââbi, écrivain marocain, résume l'impact considérable qu'a eu "Nedjma" sur la littérature maghrébine en déclarant : « Nous descendons tous du manteau de Nedjma. (…) Depuis sa publication, "Nedjma" reste un texte inégalé dans la littérature maghrébine, voire le plus inépuisable ».
La publication de "Nedjma" en 1956 a surpris les milieux littéraires français par l'originalité de son écriture poétique et de sa construction. Le texte oscille entre poésie et lyrisme, parfois teinté de tragédie. Il se distingue par sa richesse, sa complexité et sa flamboyante diversité stylistique. Cette œuvre unique suscite même le questionnement quant à sa classification entre roman et long poème.
Kateb Yacine déclarait que son intention était de montrer en français aux Français que l'Algérie n'était pas française. "Nedjma" est un roman d'une telle complexité et d'une telle herméticité quasi-insaisissable que les éditeurs ont jugé nécessaire de prévenir les lecteurs européens quant aux procédés narratifs « parfois déconcertants ». L'influence de William Faulkner et du Nouveau Roman se fait sentir dans cette œuvre.
"Nedjma" utilise une pluralité de procédés narratifs : il est polyphonique, avec plusieurs points de vue narratifs, dont celui du narrateur et des quatre personnages principaux. La chronologie est brouillée, la linéarité absente, la construction se déploie de manière circulaire, en spirale et fragmentée.
L'atmosphère du roman est empreinte de violence, symbolisée par des éléments tels que le couteau, les scènes de tortures, les bagarres et les meurtres. Les dialogues, les monologues, les extraits de journaux intimes, les passages poétiques et l'écriture parfois saccadée avec des retours à la ligne fréquents rappellent les techniques de la poésie libre. Les descriptions en prose poétique de Kateb Yacine sont tout simplement fabuleuses. Sa maitrise stylistique et sa capacité à exprimer les émotions des personnages à travers des métaphores créent une atmosphère envoutante et évocatrice comme en témoigne ce passage sur Nedjma prenant son bain : « Je contemplais les deux aisselles qui sont pour tout l’été noirceur perlée, vain secret de femme dangereusement découvert : et les seins de Nedjma, en leur ardente poussée, révolution de corps qui s’aiguise sous le soleil masculin, ses seins que rien ne dissimulait, devaient tout leur prestige aux pudiques mouvements des bras, découvrant sous l’épaule cet inextricable, ce rare espace d’herbe en feu dont la vue suffit à troubler, dont l’odeur toujours sublimée contient tout le philtre, tout le secret, toute Nedjma pour qui l’a respirée, pour qui ses bras se sont ouverts ». L’écriture parfois austère, sobre, dépouillée et factuelle, sans artifice ou embellissement, renforce l'impact émotionnel de la scène, et exprime l’indicibe et l’intensité dramatique: « Les paysans sont mitraillés. Deux fugitifs sont fusillés à l'entrée du village. La milice établit la liste des otages. Maître Gharib est désigné comme un des meneurs».