• Rachid Boudjedra, La Répudiation. Fiche de lecture

    Titre : La Répudiation.
    Genre : roman
    Auteur : Rachid Boudjedra
    Parution : 1969- Denoel- Paris
     Rachid Boudjedra fait partie de la seconde génération des écrivains maghrébins d’expression française qui se sont inscrits dans la littérature contestataire des régimes en place et dénonciatrice des travers de leurs sociétés. Son inclination pour la transgression des interdits sociétaux et la dénonciation de l’hypocrisie et de la léthargie dans laquelle baignent les sociétés maghrébines ne sont pas sans rappeler l’écriture et les thématiques de Driss Chraibi dont le premier roman a été une remise en cause de la société conservatrice marocaine caractérisée par le culte du mâle et l’hypocrisie religieuse. Cet écrivain algérien au style flamboyant et au ton iconoclaste est atypique à plus d’un titre, par son parcours de vie et par son œuvre romanesque.
    Né dans une famille bourgeoise en 1941 à Ain Beida dans l’Est algérien, il fait ses études à Constantine puis à Tunis avant de rejoindre très tôt, à 18 ans, les rangs de l’ALN. Blessé, il est envoyé en Europe dans les pays de l’Est, et à l’indépendance il suit à Alger puis à Paris des études de philosophie. Il entame une carrière d’enseignant mais à la suite du coup d’Etat de Boumediene en 1965, il s’exile en France. Il est autorisé à rentrer en Algérie en 1974 et commence à enseigner à l’Université d’Alger.
    Le grand public se rappelle la mésaventure vécue par Boudjedra au cours d’une émission de télé durant laquelle l’écrivain a clairement affiché son athéisme en déclarant qu’il ne croyait ni en l’Islam ni en le prophète Mohamed. La déclaration a provoqué un tollé de condamnation mais aussi un mouvement de soutien qui s’est concrétisé par un sit-in en faveur de l’écrivain. Iconoclaste et briseur de tabous dans la vie comme dans sa littérature, Boudjedra a eu le mérite de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Il a été aussi le premier à qualifier l’islamisme de « fascisme vert ».
    La carrière littéraire de Rachid Boudjedra commence par des productions modestes : un recueil de poésie « Pour ne plus rêver » publié par la SNED (Alger) en 1965, des essais : « La vie quotidienne en Algérie » (Hachette- Paris) en1971 et « Naissance du cinéma algérien » (Maspéro- Paris) la même année.
    C’est son premier roman, « La répudiation » (1969- Denoel-Paris), distingué par le Prix des Enfants terribles, qui lui apporte la notoriété. Suivra une production d’œuvres innombrables qui feront de lui probablement l’écrivain maghrébin le plus prolifique : des romans dont: « L'Insolation », (Denoël, 1972), « Topographie idéale pour une agression caractérisée », (Denoël, 1975), « L'Escargot entêté », (Denoël, 1977), « La Vie à l'endroit », (Grasset, 1997, Prix Populiste 1997), « La Dépossession », (Grasset, 2017), des pamphlets : « Fis de la haine », (Denoël, 1992), « Les Contrebandiers de l'Histoire » (Frantz Fanon, 2017), du théâtre : « Mines de rien » (Denoël, 1995). Atypique et déroutant, Boudjedra l’a été également aux yeux des critiques et de ses lecteurs lorsqu’il a décidé d’arrêter d’écrire en français pour, déclarait-il, moderniser le roman arabe. C’est ainsi qu’il a publié quelques romans en arabe, qu’il a tenu à traduire lui-même, avant de revenir à la langue française, dont: « La Macération », (Denoël, 1984), « La Pluie », (Denoël, 1987).
    Signalons par ailleurs qu’il a signé également des scénarii de films : « Chronique des années de braise » de Mohammed Lakhdar-Hamina (Palme d'or du Festival de Cannes 1975) et « Ali au pays des mirages », de Ahmed Rachedi, (Prix spécial du jury au Festival international du film de Moscou).
    « La Répudiation » annonce le style d’écriture flamboyant et déroutant de Rachid Boudjedra, aux plans de l’écriture, des transgressions et des thématiques. Les analogies entre ce roman en grande partie autobiographique et « Le Passé simple » de Driss Chraibi sont nombreuses et frappantes. Comme l’écrivain marocain, Boudjedra, qui disait que « l’écrivain ne parle jamais que de lui-même», semble s’adonner à travers l’écriture de ce premier roman à une espèce de thérapie ou de purgation psychanalytique qui lui permet de se libérer des traumatismes de son enfance en réglant ses comptes avec son père et sa société.
    « Je passais mes journées à lui raconter la vie de la tribu, la mort de Zahir, l'inceste consommé avec Zoubiba et avec Leïa, la répudiation de ma mère par Si Zoubir, chef incontesté du clan; point de départ de la dissémination et de la destruction de la famille, prise à son propre piège, envahie par sa propre violence, décimée finalement au bout d’une longue lutte qui aboutit à cette guerre intestine au moment du partage, ravageant le pays comme une sorte de calamité naturelle… »
    Dans une narration délirante et confuse dans laquelle le lecteur a parfois de la peine à faire la distinction entre les hallucinations, les fantasmes, et la réalité du vécu, Rachid, le narrateur, qui ne sait pas lui-même s’il se trouve dans un hôpital psychiatrique ou en prison, raconte à Céline, son amante française, son enfance dévastée par la répudiation de sa mère. Si Zoubir, son père, décrit comme ignoble, dominateur, et brutal, répudie sa mère, Ma, et épouse une jeune fille de 15 ans, Zoubida. La famille entre dans la tourmente avec la violence du père qui soupçonne ses enfants de comploter contre lui et la haine que ces derniers éprouvent pour lui. Les enfants cherchent à venger leur mère et ont des envies de parricide. Le frère de Rachid, Zahir, homosexuel et alcoolique, tente même sans succès d’assassiner le père et sa nouvelle femme. Il finira par mourir seul, loin des siens. Rachid, que le drame familial conduira à la folie, se venge en commettant l’inceste avec Zoubida, la jeune épouse de son père. Rachid en veut également à sa mère (qui a organisé elle-même les noces de Zoubida) pour sa lâcheté, sa soumission et ses silences. Mais Ma, femme sans nom, même répudiée, reste dépendante de Si Zoubir. Le mépris de la femme est tel que Rachid, enfant, ressent lui-même de la répulsion pour le sexe féminin. Les descriptions propres à susciter le dégoût qu’il fait du sexe des femmes traduisent un traumatisme profond.
    L'enfance de Rachid est traumatisée par la violence du drame familial mais aussi par celle de l’espace dans lequel il vit. C’est un univers de folie délirante baignant dans le sang des fêtes rituelles de l’Aïd, des circoncisions, des mariages, de la défloraison des femmes : « Noces drues. La mariée avait quinze ans. Mon père, cinquante. Noces crispées. Abondance de sang. Les vieilles femmes en étaient éblouies en lavant les draps, le lendemain. Les tambourins, toute la nuit, avaient couvert les supplices de la chair déchirée.» ; dans la sexualité débridée des hommes qui violent les enfants ; un univers où les femmes, cloitrées, soumises à l’arbitraire du père ou du mari, sont de simples objets de plaisir ; où les enfants sont élevés dans le mépris et le dégout des femmes : « Les cafés sont pleins à craquer. Chaque tasse de café est une négation de la femme. A défaut de leurs épouses, les consommateurs sont accompagnés de leurs enfants; toujours endimanchés et l'air décidé de ceux qui savent que la relève est certaine: garder les femmes. »
    Le roman est véritablement un cri de rage et de dégoût contre la société décrite dans sa laideur et sa violence, contre la condition de la femme confinée dans un rôle de procréatrice et de dispensatrice de plaisir, contre l’hypocrisie des règles religieuses établies par et pour les hommes, les viols, les superstitions.
    A travers les confidences du narrateur à Celine, sur les traumatismes de son enfance, et ses hallucinations, ce sont les travers de la société qui sont exposés. Une lecture entre les lignes, notamment à la fin du roman, permet de comprendre qu’il s’agit d’un discours politique qui condamne les idéaux trahis, la dictature du pouvoir. En fait, à travers le roman, Boudjedra exprime sa propre répudiation de la société traditionnelle.
    La narration hachée, fragmentée, reposant sur des réminiscences, conforte l’impression d’un narrateur en proie au délire et aux hallucinations. De même, l’écriture rageuse, le langage cru et violent vont de pair avec la tonalité générale du récit imprégné de bout en bout par la haine pour le père et le dégoût pour les traditions.
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