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Titre : L’enfant de sable
Genre : roman
Auteur : Tahar Ben Jelloun
Parution : 1985
Tahar Ben Jelloun est sans doute et à juste titre, l’écrivain marocain le plus connu dans le monde. Né à Fez au Maroc en 1947, il poursuit des études de philosophie. Il connait très tôt les geôles de Hassan II alors qu’il était encore étudiant, épreuve de 19 mois d’emprisonnement qu’il raconte dans un roman, « La punition ». Son entrée en littérature commence par un recueil de poésie, « Hommes sous linceul de silence » paru en 1971. Après l’arabisation de l’enseignement, il part s’installer en France où il se consacre à l’écriture. Son premier roman « Harrouda » sort en 1973 mais sa notoriété grandit grâce surtout à « L’enfant de sable » (1985) et à « La nuit sacrée » (1987), suite du précédent, tous les deux traduits en une quarantaine de langues. Il reçoit le Prix Goncourt pour ce dernier roman et est élu membre de l’Académie Goncourt en 2008.
Tahar Ben Jelloun est un écrivain proche des préoccupations de la société marocaine. Les thématiques qu’il développe dans ses romans se rapportent à des problématiques qu’il considère comme des freins à l’émancipation de l’individu marocain et musulman en général et de la société. C’est ainsi qu’il dénonce l’hypocrisie et le fanatisme religieux, le statut de la femme, la misogynie, le racisme.
On ne sort pas de la lecture de « L’enfant de sable » comme on y est entré. Nous fermons le livre en étant profondément remués tant l’histoire est d’une cruauté bouleversante.
Le roman écrit sous forme de conte oriental (apparemment tiré d’un fait réel), raconte l’histoire d’Ahmed/Zahra, huitième fille de Hadj Souleiman élevée comme un garçon. Sept naissances, sept filles. Vivant dans une société marocaine régie par le culte du mâle, convaincu qu’une malédiction le poursuit, exaspéré, se sentant déshonoré et ne pouvant plus supporter les railleries de ses frères et de son entourage, le père, pour conjurer le sort, décide : « Tu seras une mère, dit-il à sa femme à l’approche de l’accouchement, une vraie mère, tu seras une princesse, car tu auras accouché d’un garçon. L’enfant que tu mettras au monde sera un mâle. Ce sera un homme, il s’appellera Ahmed même si c’est une fille !. Et lorsque l’enfant naît, il entre dans le déni absolu : « «Pourquoi ces larmes ? dit-il à sa femme qui pleurait car honteuse d’avoir accouché d’une huitième fille. J’espère que tu pleures de joie ! Regarde, regarde bien, c’est un garçon ! (…) Tu viens après quinze ans de mariage de me donner un enfant, c’est un garçon, c’est mon premier enfant, regarde comme il est beau, touche ses petits testicules, touche son pénis, c’est déjà un homme ». Ahmed est élevé comme un garçon et bénéficie de tous les avantages et privilèges réservés aux hommes (héritage, instruction, droit à la parole,…) mais il doit nier et garder secrète sa féminité au point de se mystifier lui-même. Mais avec la puberté et la venue des menstrues, la métamorphose de son corps le confronte à la mystification et à la réalité de son sexe. Il découvre sa féminité et cela le plonge dans une crise qui le pousse à la solitude : « (La solitude) est mon choix et mon territoire. J'y habite comme une blessure…. Je dis que je l'habite mais(…) c'est la solitude, avec ses effrois, ses silences pesants et ses vides envahissants, qui m'a élu territoire, comme demeure paisible où le bonheur a le goût de mort». On lui découvre une forme de perversité quand il demande à épouser Fatima, sa cousine, une fille épileptique et handicapée :« Vous m'avez tracé un chemin ; je l'ai pris, je l'ai suivi et, par curiosité, je suis allé un peu plus loin (…). Tu sais ce qu'il y avait au bout de ce chemin ? Un précipice. » Sous l’influence d’un correspondant inconnu, il entre en introspection et cherche à être lui-même, il devient Zahra, (le narrateur change brusquement de genre et passe du IL à ELLE). A la mort de Fatima, il/elle s’isole dans sa chambre, ne voit que sa domestique et commence à rechercher son identité sexuelle et sociale. La nature reprend ses droits, son corps de femme le trouble et il/elle rêve d’être enfin elle-même.
Le roman critique sans complaisance une société marocaine traditionnelle soumise aux règles religieuses où l’individu est dans l’incapacité d’être lui-même et dans l’obligation de se soumettre aux normes sociales établies. La misogynie et la condition de la femme parcourent le texte de part en part : la femme n’est rien, elle procrée, elle vit dans l’ombre de l’homme. « Tu viens après quinze ans de mariage de me donner un enfant, c’est un garçon, c’est mon premier enfant », dit Hadj Souleiman à sa femme, alors qu’il a déjà sept filles. « Etre femme est une infirmité naturelle dont tout le monde s'accommode. Etre homme est une illusion et une violence que tout justifie et privilégie. ». Autres thèmes abordés dans « L’enfant de sable » :l’identité, la quête de soi, la sexualité.
Le procédé narratif de « L’enfant de sable » auquel Tahar Ben Jelloun donne une suite dans « La nuit sacrée » n’est pas sans rappeler celui des Mille et une nuits. L’histoire d’Ahmed/Zahra est relatée par une ronde de Shéhérazade, des conteurs au nombre de sept (dont Ahmed lui-même à qui le conteur donne la parole et Fattouma qui n’est autre que Ahmed/Zahra) qui prétendent chacun détenir la vérité de l’histoire et dont l’un serait en possession du journal intime du héros.
La narration recourt aussi au procédé de l’enchâssement, insérant des récits dans le récit. Dans un récit polyphonique et fragmenté, qui bouscule la chronologie, chaque conteur raconte sa propre histoire ou celle d’un autre personnage (les aventures du guerrier Antar par exemple) avant celle d’Ahmed/Zahra, ce qui n’est pas sans brouiller quelque peu la compréhension.
On relève également dans le roman beaucoup de références extratextuelles telles que des citations, notamment des versets coraniques qui justifient (ou expliquent) par exemple la part d’héritage dévolue à la femme : « Voici ce dont Allah vous fait commandement au sujet de vos enfants : au mâle, portion semblable à celle de deux fille », des poèmes (vers du poète Ibn El Farid), des citations de noms d’auteurs etc.
Quelques autres titres de T. Ben Jelloun :
- La Nuit de l'erreur (1997)
- Lettre à Delacroix (2005)
- Jean Genet, menteur sublime (2010)
- Par le feu (2011)
- L’étincelle – Révolte dans les pays arabes (2011)
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Titre : Le Fleuve détournéGenre : romanAuteur : Rachid MimouniParution : 1982 - StockLe 12 février 1995, l’Algérie perdait en Rachid Mimoun l’un de ses enfants les plus patriotes, en même temps qu’une voix lucide et courageuse. Lorsque les terroristes commencèrent à éteindre une à une les lumières d’Algérie et que les menaces se précisèrent contre lui, cet adversaire acharné de la dictature et de l’islamisme, s’était résolu, à son corps défendant, à quitter en décembre 1993 l’Algérie pour le Maroc avec sa famille. Une hépatite aigue et sans doute aussi la douleur de l’exil l’emportèrent alors qu’il était à l’hôpital Cochin de Paris. Il avait 49 ans.Son œuvre atteste de son engagement pour la liberté de conscience et de croyance, pour la démocratie et les droits de l’homme.Né à Boudouaou en 1945 dans une famille de paysans modestes, Rachid Mimouni suit un parcours scolaire classique et ordinaire. Titulaire d’une licence en chimie (Ens de Kouba) et d’un diplôme en management (Montréal), il enseigne l’économie à l’Inped de Boumerdes et à l’Université d’Alger. Rien ne le prédestine à la littérature. « Je voulais être enseignant, avouait-il dans une interview à Libération en septembre 1991. J’ai suivi un cursus classique, Ecole normale d’instituteurs, puis supérieure. Quant à la littérature, rien de particulier. Durant ma scolarité, je lisais tout simplement les livres de la bibliothèque du collège, les grands écrivains classiques français». Il signe son entrée en littérature par des nouvelles qu’il publie dans la revue Promesses. Il écrit son premier roman à 25 ans, en 1970, « Le printemps n’en sera que plus beau » qui parait en 1978 et qui a pour cadre la guerre de libération. Il est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages dont certains lui vaudront des prix littéraires : Prix de l’Amitié franco-arabe pour « L’Honneur de la tribu » (roman), Prix de l’Académie française pour « La Ceinture de l’ogresse » (nouvelles), Prix Albert Camus pour « Une Peine à vivre » (roman) et pour « De La barbarie en général et de l’intégrisme en particulier » (essai), Prix du Levant pour « La Malédiction » (roman), Prix Hassan II des Quatre Jurys pour l’ensemble de son œuvre.Mais c’est « Le Fleuve détourné » qui fit entrer Rachid Mimouni dans le cercle des grands romanciers d’expression française, roman qui fit dire à Bernard Pivot dans son émission Apostrophes : «Le plus beau roman paru en France depuis le début de l’année» et à Frédéric Vitoux: «Avec Rachid Mimouni, la littérature algérienne a trouvé son Gabriel Garcia Marquez».« Le Fleuve détourné » justifie le qualificatif d écrivain courageux, lucide et engagé que les critiques ont attribué à Rachid Mimouni. Il dénonce avec une écriture acerbe et sans concession le détournement des idéaux de la Guerre de libération, la trahison des espoirs de la population, la corruption. En ce sens, il est véritablement l’écrivain du désenchantement, de la désillusion mais aussi de la dénonciation.Le roman raconte l'histoire d'un jeune cordonnier qui se retrouve malgré lui au maquis, fabriquant des chaussures pour les maquisards. Blessé au cours d’un bombardement du camp par l'armée française, il est le seul survivant. Il perd la mémoire. Des années après l’indépendance, il reconstitue ses souvenirs et décide de retrouver sa femme, son fils et son père. Mais au village, on le rejette. Officiellement il est mort, son nom est inscrit sur le monument aux morts. Civilement inexistant, commencent alors pour lui l'errance et la recherche de son identité. Il apprend que sa femme, pour conserver sa pension de veuve, se prostitue. Son fils ne le reconnaît pas: « Tu n’es pas mon père. Je n’ai pas de père. Mon père est mort il y a bien longtemps ». Balloté d’un fonctionnaire corrompu à un autre, il se retrouve étranger dans son propre pays. Rien n’a changé dans le pays qu’il a contribué à libérer: des colons ont pris la place d’autres colons. Il finit dans un camp de prisonniers civilement inexistants et qui sont incarcérés à cause de « leurs spermatozoïdes subversifs ». Le livre s’achève sur la mort en solitaire du petit Omar, qui correspond symboliquement au moment où le personnage principal renonce à sa quête d’identité.« L’oppression, l’injustice, l’abus de pouvoir, sont inacceptables d’où qu’ils viennent et il ne faut pas se contenter de dénoncer ceux d’hier » disait Rachid Mimouni. Fidèle à lui-même et à sa conception de la littérature, il n’a eu de cesse de dénoncer la dictature et le totalitarisme. Benamar Mediene, dans sa préface à "L’Honneur de la tribu", écrit : « Mimouni fait sauter les clôtures, ouvre à l’infini les perspectives de la parole. (…) Mimouni explore en ses profondeurs, en ses strates de non-dits, pour donner forme et parole aux oubliés, aux silencieux, aux aphasiques, aux muets, aux bègues et aux ombres dans cet univers du temps des morts."Cet engagement à dire la réalité, à mettre à nu le système politique et les idéologies se vérifie dans son pamphlet, « De la barbarie en général et de l’intégrisme en particulier » paru en 1992 à la suite des élections législatives remportées par les islamistes en décembre 1991, dans lequel il renvoie dos à dos le pouvoir du FLN qui laisse un héritage désastreux et la mystification et l’hypocrisie des islamistes. De même, dans « la Malédiction », son dernier roman, il décrit la mise en œuvre du programme du parti islamiste qui veut régir la vie quotidienne des gens.Dans « Le Fleuve détourné », Rachid Mimouni démasque dans une langue aiguisée et acérée, les travers et la supercherie du système politique ; la corruption, le clientélisme, la bureaucratie, les abus et les injustices ainsi que les fléaux de la société tels que les viols, la zoophilie.Sur le plan de l’écriture proprement dite, nous relevons qu’en plus de la verdeur et de l’érotisation du langage dans certains passages, et de l’âpreté violente des critiques, le texte ne manque pas de lyrisme, ce qui rappelle la fibre poétique de l’auteur. On relève aussi l’emploi de l’ironie, de la dérision et de l’humour noir comme l’illustre cet extrait : « L’Administration prétend que nos spermatozoïdes sont subversifs » ou celui-ci : « Il n’est pas facile, dans ce pays, d’être Administrateur. C’est un poste qui exige beaucoup de qualités. Il faut faire montre d’une grande souplesse d’échine, de beaucoup d’obséquiosité d’une totale absence d’idées personnelles de manière à garder à ses neurones toute disponibilité pour accueillir celles du chef. Il faut surtout se garder comme de la peste de toute forme d’initiative. Notre Administrateur observe à la lettre ces sacro-saints principes. C’est un homme intelligent. Je prédis qu’il montera haut dans la hiérarchie.Quant aux procédés narratifs, Rachid Mimouni recourt à une narration fragmentée qui ne respecte pas la chronologie des événements et qui se caractérise d’abord par l’existence de deux récits parallèles : celui du cordonnier-narrateur principal et celui des prisonniers. La répartition des chapitres peut laisser perplexe : les 10 premières pages couvrent 9 chapitres. L’auteur mêle les genres et use de monologues (scène du Fou ) ce qui fait penser à la technique théâtrale et de poésie que nous retrouvons avec plaisir dans certains passages. Notre dernière observation concerne les personnages : ce sont pour la plupart des marginaux de la société, des gens pauvres, perdus, désespérés, presque sans statut social comme le personnage principal qui reste anonyme, sans nom ni prénom.
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Titre : La Répudiation.Genre : romanAuteur : Rachid BoudjedraParution : 1969- Denoel- ParisRachid Boudjedra fait partie de la seconde génération des écrivains maghrébins d’expression française qui se sont inscrits dans la littérature contestataire des régimes en place et dénonciatrice des travers de leurs sociétés. Son inclination pour la transgression des interdits sociétaux et la dénonciation de l’hypocrisie et de la léthargie dans laquelle baignent les sociétés maghrébines ne sont pas sans rappeler l’écriture et les thématiques de Driss Chraibi dont le premier roman a été une remise en cause de la société conservatrice marocaine caractérisée par le culte du mâle et l’hypocrisie religieuse. Cet écrivain algérien au style flamboyant et au ton iconoclaste est atypique à plus d’un titre, par son parcours de vie et par son œuvre romanesque.Né dans une famille bourgeoise en 1941 à Ain Beida dans l’Est algérien, il fait ses études à Constantine puis à Tunis avant de rejoindre très tôt, à 18 ans, les rangs de l’ALN. Blessé, il est envoyé en Europe dans les pays de l’Est, et à l’indépendance il suit à Alger puis à Paris des études de philosophie. Il entame une carrière d’enseignant mais à la suite du coup d’Etat de Boumediene en 1965, il s’exile en France. Il est autorisé à rentrer en Algérie en 1974 et commence à enseigner à l’Université d’Alger.Le grand public se rappelle la mésaventure vécue par Boudjedra au cours d’une émission de télé durant laquelle l’écrivain a clairement affiché son athéisme en déclarant qu’il ne croyait ni en l’Islam ni en le prophète Mohamed. La déclaration a provoqué un tollé de condamnation mais aussi un mouvement de soutien qui s’est concrétisé par un sit-in en faveur de l’écrivain. Iconoclaste et briseur de tabous dans la vie comme dans sa littérature, Boudjedra a eu le mérite de dire tout haut ce que beaucoup pensent tout bas. Il a été aussi le premier à qualifier l’islamisme de « fascisme vert ».La carrière littéraire de Rachid Boudjedra commence par des productions modestes : un recueil de poésie « Pour ne plus rêver » publié par la SNED (Alger) en 1965, des essais : « La vie quotidienne en Algérie » (Hachette- Paris) en1971 et « Naissance du cinéma algérien » (Maspéro- Paris) la même année.C’est son premier roman, « La répudiation » (1969- Denoel-Paris), distingué par le Prix des Enfants terribles, qui lui apporte la notoriété. Suivra une production d’œuvres innombrables qui feront de lui probablement l’écrivain maghrébin le plus prolifique : des romans dont: « L'Insolation », (Denoël, 1972), « Topographie idéale pour une agression caractérisée », (Denoël, 1975), « L'Escargot entêté », (Denoël, 1977), « La Vie à l'endroit », (Grasset, 1997, Prix Populiste 1997), « La Dépossession », (Grasset, 2017), des pamphlets : « Fis de la haine », (Denoël, 1992), « Les Contrebandiers de l'Histoire » (Frantz Fanon, 2017), du théâtre : « Mines de rien » (Denoël, 1995). Atypique et déroutant, Boudjedra l’a été également aux yeux des critiques et de ses lecteurs lorsqu’il a décidé d’arrêter d’écrire en français pour, déclarait-il, moderniser le roman arabe. C’est ainsi qu’il a publié quelques romans en arabe, qu’il a tenu à traduire lui-même, avant de revenir à la langue française, dont: « La Macération », (Denoël, 1984), « La Pluie », (Denoël, 1987).Signalons par ailleurs qu’il a signé également des scénarii de films : « Chronique des années de braise » de Mohammed Lakhdar-Hamina (Palme d'or du Festival de Cannes 1975) et « Ali au pays des mirages », de Ahmed Rachedi, (Prix spécial du jury au Festival international du film de Moscou).« La Répudiation » annonce le style d’écriture flamboyant et déroutant de Rachid Boudjedra, aux plans de l’écriture, des transgressions et des thématiques. Les analogies entre ce roman en grande partie autobiographique et « Le Passé simple » de Driss Chraibi sont nombreuses et frappantes. Comme l’écrivain marocain, Boudjedra, qui disait que « l’écrivain ne parle jamais que de lui-même», semble s’adonner à travers l’écriture de ce premier roman à une espèce de thérapie ou de purgation psychanalytique qui lui permet de se libérer des traumatismes de son enfance en réglant ses comptes avec son père et sa société.« Je passais mes journées à lui raconter la vie de la tribu, la mort de Zahir, l'inceste consommé avec Zoubiba et avec Leïa, la répudiation de ma mère par Si Zoubir, chef incontesté du clan; point de départ de la dissémination et de la destruction de la famille, prise à son propre piège, envahie par sa propre violence, décimée finalement au bout d’une longue lutte qui aboutit à cette guerre intestine au moment du partage, ravageant le pays comme une sorte de calamité naturelle… »Dans une narration délirante et confuse dans laquelle le lecteur a parfois de la peine à faire la distinction entre les hallucinations, les fantasmes, et la réalité du vécu, Rachid, le narrateur, qui ne sait pas lui-même s’il se trouve dans un hôpital psychiatrique ou en prison, raconte à Céline, son amante française, son enfance dévastée par la répudiation de sa mère. Si Zoubir, son père, décrit comme ignoble, dominateur, et brutal, répudie sa mère, Ma, et épouse une jeune fille de 15 ans, Zoubida. La famille entre dans la tourmente avec la violence du père qui soupçonne ses enfants de comploter contre lui et la haine que ces derniers éprouvent pour lui. Les enfants cherchent à venger leur mère et ont des envies de parricide. Le frère de Rachid, Zahir, homosexuel et alcoolique, tente même sans succès d’assassiner le père et sa nouvelle femme. Il finira par mourir seul, loin des siens. Rachid, que le drame familial conduira à la folie, se venge en commettant l’inceste avec Zoubida, la jeune épouse de son père. Rachid en veut également à sa mère (qui a organisé elle-même les noces de Zoubida) pour sa lâcheté, sa soumission et ses silences. Mais Ma, femme sans nom, même répudiée, reste dépendante de Si Zoubir. Le mépris de la femme est tel que Rachid, enfant, ressent lui-même de la répulsion pour le sexe féminin. Les descriptions propres à susciter le dégoût qu’il fait du sexe des femmes traduisent un traumatisme profond.L'enfance de Rachid est traumatisée par la violence du drame familial mais aussi par celle de l’espace dans lequel il vit. C’est un univers de folie délirante baignant dans le sang des fêtes rituelles de l’Aïd, des circoncisions, des mariages, de la défloraison des femmes : « Noces drues. La mariée avait quinze ans. Mon père, cinquante. Noces crispées. Abondance de sang. Les vieilles femmes en étaient éblouies en lavant les draps, le lendemain. Les tambourins, toute la nuit, avaient couvert les supplices de la chair déchirée.» ; dans la sexualité débridée des hommes qui violent les enfants ; un univers où les femmes, cloitrées, soumises à l’arbitraire du père ou du mari, sont de simples objets de plaisir ; où les enfants sont élevés dans le mépris et le dégout des femmes : « Les cafés sont pleins à craquer. Chaque tasse de café est une négation de la femme. A défaut de leurs épouses, les consommateurs sont accompagnés de leurs enfants; toujours endimanchés et l'air décidé de ceux qui savent que la relève est certaine: garder les femmes. »Le roman est véritablement un cri de rage et de dégoût contre la société décrite dans sa laideur et sa violence, contre la condition de la femme confinée dans un rôle de procréatrice et de dispensatrice de plaisir, contre l’hypocrisie des règles religieuses établies par et pour les hommes, les viols, les superstitions.A travers les confidences du narrateur à Celine, sur les traumatismes de son enfance, et ses hallucinations, ce sont les travers de la société qui sont exposés. Une lecture entre les lignes, notamment à la fin du roman, permet de comprendre qu’il s’agit d’un discours politique qui condamne les idéaux trahis, la dictature du pouvoir. En fait, à travers le roman, Boudjedra exprime sa propre répudiation de la société traditionnelle.La narration hachée, fragmentée, reposant sur des réminiscences, conforte l’impression d’un narrateur en proie au délire et aux hallucinations. De même, l’écriture rageuse, le langage cru et violent vont de pair avec la tonalité générale du récit imprégné de bout en bout par la haine pour le père et le dégoût pour les traditions.
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Titre : Les VigilesGenre : romanAuteur : Tahar DjaoutParution : 1991- Editions du Seuil- Paris- FranceLe 26 mai 1993, alors que Tahar Djaout s’apprêtait à démarrer, un jeune homme s’approcha de lui et tapa à la vitre de sa voiture. Djaout se tourna vers lui et reçut deux balles en pleine tête. Le terroriste et son complice le sortirent de la voiture et partirent en trombe, laissant le poète agoniser sous les yeux des femmes à leurs balcons. Quelques jours plus tard, le 2 juin, Tahar, premier intellectuel assassiné par le terrorisme intégriste, rendait son dernier souffle.Quelques jours auparavant, Tahar Djaout avait publié dans l’hebdomadaire Ruptures qu’il avait fondé avec Abdelkrim Djaad et Arezki Metref, le célèbre article « La famille qui avance et la famille qui recule » dans lequel il posait le choix ultime sur lequel l’Algérie devait trancher : la démocratie ou le totalitarisme.Né à Oulkhou, près d’Azzefoun, en Kabylie maritime, le 11 janvier 1954, Tahar Djaout fait ses études à Alger. Après une licence de mathématiques, il collabore à la rubrique culturelle d’El Moudjahid. En 1985, il s’installe à Paris avec sa famille pour suivre une licence en communication grâce à une bourse d’études. Revenu en Algérie, il collabore pendant quelques années avec Algérie Actualités. En 1993, il fonde avec des amis, Ruptures, un journal résolument moderniste et anti-fondamentaliste.Encore jeune, bien avant d’entamer des études universitaires, Tahar Djaout publie de nombreuses nouvelles et poèmes en Algérie et en France. Son premier poème est publié en 1971. C’est par la poésie qu’il se fait d’abord connaitre avec la publication de plusieurs recueils dont: « Solstice barbelé » (1975- Éditions Naaman- Québec), « L’Arche à vau-l’eau » (1978- Éditions Saint-Germain-des-Prés- Paris) ; « Insulaire & Cie » (1980- Éditions de l'Orycte- France) ; « L’Oiseau minéral » (1982- Éditions de l’Orycte) . On lui doit également un magnifique recueil de nouvelles, « Les rets de l’oiseleur » publié en 1984 par l’ENAL (Alger) et réédité en 1984 par l’ENAG (Alger). Djaout est connu du public essentiellement pour ses romans au nombre de cinq, dont le dernier publié à titre posthume : « L’Exproprié » (1981- SNED- Alger) ; « Les Chercheurs d'os (1984- Le Seuil- Pris) ; « L'Invention du désert » (1987- Le Seuil- Paris) ; « Les Vigiles » publié en 1991 aux Editions du Seuil à Paris, en pleine effervescence politique due à l’agitation islamiste, deux ans avant son assassinat ; « Le Dernier Été de la raison »est, quant à lui, publié à titre posthume en 1999. Tous ces romans ont connu plus d’une réédition, preuve du succès de Djaout auprès du lectorat. Autant dans sa poésie que dans sa prose, Tahar Djaout a montré un engagement entier en faveur de la liberté, des droits humains et de la démocratie et contre le totalitarisme prôné par le fondamentalisme islamiste.L’histoire du roman, qui se déroule à la fin des années 1980, c’est-à-dire avant la décennie noire, tourne autour d’une invention, un métier à tisser moderne, d’un jeune professeur de physique, Mahfoudh Lemdjad, que celui-ci cherche à faire breveter pour participer à une exposition à Heidelberg en Allemagne. Une relation met à sa disposition un appartement à Sidi Mebrouk, ville fictive dans la banlieue d’Alger, pour lui permettre d’achever son projet. Menouar Ziada, membre du groupe des Vigiles, anciens combattants de la Révolution qui veillent à préserver le statut quo de l’ordre politique et religieux, aperçoit la lumière allumée dans l’appartement et sonne l’alarme. Les cerbères mettent le jeune homme en surveillance étroite, le considérant comme une menace directe contre leur quiétude, un élément subversif qu’il faut neutraliser. Leur opposition se met en place à travers la bureaucratie : les embuches et les entraves se multiplient devant les tentatives de Mahfoudh Lemdjad d’obtenir le fameux brevet. Le jeune professeur court d’un service à un autre, est confronté à la mauvaise volonté des bureaucrates : « Votre requête est tout à fait inhabituelle et demande une réflexion de la part de notre administration. Vous êtes prié de revenir plus tard. » ou plus directement « Ce n'est pas tous les jours que nous avons affaire aux inventeurs. C'est pourquoi il faut comprendre nos réactions. Vous n'ignorez pas que dans notre sainte religion les mots création et invention sont parfois condamnés parce que perçus comme une hérésie, une remise en cause de ce qui est déjà, c'est-à-dire de la foi et de l'ordre ambiants. Notre religion récuse les créateurs pour leur ambition et leur manque d'humilité ; oui, elle les récuse par souci de préserver la société des tourments qu'apporte l'innovation. » Il est sur le point d’abandonner mais il s’accroche et réussit à faire breveter son invention ailleurs. Il rentre au pays triomphalement et les autorités fêtent son succès comme une victoire nationale. Menouar Ziada, son adversaire principal sera le bouc émissaire et poussé au suicide. Sa mort sera commentée ainsi par l’un de ses compagnons au sein du groupe des Vigiles : « La perte de Menouar Ziada sera un élagage et non une amputation », ce qui traduit la pratique de la violence au sein même du clan.« Les Vigiles » (titre qui désigne un groupe d’anciens combattants de la Révolution) est en fait un roman allégorique renvoyant à la situation sociale et politique de l’Algérie des années 1980. L’auteur met en scène deux visions de l’Algérie : celle de Mahfoud Lemdjad, jeune ingénieur représentant la génération postindépendance, moderniste et progressiste, et celle de Menouar Ziada, conservateur, passéiste, personnage amorphe et insomniaque, représentant des Vigiles, anciens combattants de la Guerre de Libération, jouissant de privilèges exorbitants politiques et pécuniaires, gardiens de l’ordre moral et religieux. Les Vigiles s’autoproclament Gardiens de la Révolution et ne font pas confiance à la nouvelle génération : « « Il ne faut surtout pas qu’ils croient qu’ils peuvent se débarrasser de nous parce que nos cheveux ont blanchi ». L’opposition entre les deux idéologies est si radicale que les protagonistes ne se rencontrent jamais dans le récit et que leurs univers respectifs sont cloisonnés. D’où l’impossibilité de communiquer entre les deux générations.Avec une écriture corrosive et sans concession, recourant souvent à l’humour et à l’ironie, Tahar Djaout dénonce une société castratrice qui étouffe l’innovation, la modernité, qui considère toute initiative extérieure au pouvoir comme une menace, qui se recroqueville sur elle-même et s’accroche à la gloire du passé. En même temps qu’il stigmatise le pouvoir en place qui tire sa légitimité de la Guerre de libération, l’auteur, en visionnaire, prévient contre le danger de l’islamisme montant avant même que celui-ci ne passe à la violence armée. « Avec une ironie qui s’approche de la satire, Tahar Djaout dit la cruauté d’une réalité sociopolitique où la méfiance vis-à-vis des intellectuels s’érige en système. Un roman à l’atmosphère kafkaïenne», écrivait Alger Républicain à propos des « Vigiles ». A travers le parcours des personnages opposés à Mahfoudh Lemdjad, l’auteur tient à mettre en exergue la violence qui est présente dans la société et qui les anime en particulier, violence qui plonge ses racines dans la Guerre de libération.
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Titre : NedjmaAuteur : Kateb YacineGenre : romanParution : Editions du Seuil. Paris. 1956"Nedjma de Kateb Yacine : L'œuvre fondamentale de la littérature maghrébine"La vie et l’œuvre de Kateb Yacine sont tellement imbriquées l’une dans l’autre qu’il n’est pas simple de parler de lui. Kateb Yacine, né le 2 août 1929 à Constantine, est devenu une icône, une légende. Son nom est associé à des causes multiples. Certains l’adulent, d’autres le vouent cependant aux gémonies pour ses positions anti-conservatrices et iconoclastes.Avec Mouloud Mammeri, Mohamed Dib, Mouloud Feraoun, Assia Djebbar, Dris Chraibi, Taos Amrouche, et d’autres dont il a été le contemporain, il figure parmi les pionniers de la littérature nord-africaine de langue française qu’il a contribué à inscrire dans l’universalité. Il est, avec Mohamed Dib et Assia Djebbar, l’écrivain algérien le plus connu et le plus étudié dans le monde. Son œuvre est l’objet de thèses et de recherches dans les universités du monde entier. Son combat porte la marque de l’émancipation et de la libération : de l’Algérie vis-à-vis du colonialisme, de la femme, des classes ouvrière et paysanne, des peuples en lutte pour leur indépendance. Kateb Yacine a été l’un des premiers intellectuels à prendre conscience du déni qui frappe la culture et la langue amazighes. Il a ainsi tenu à superviser la traduction de certaines de ses œuvres en tamazight. « Je me suis demandé si le paysan kabyle aurait dû parler arabe, ou si, au contraire, j'aurais dû parler tamazight, la première langue du pays depuis les temps préhistoriques... » dira-t-il.Humble, indifférent au confort qu’aurait pu lui permettre sa notoriété, il a cherché à vivre le plus près du peuple et à être le porte-voix des plus démunis. Communiste assumé, adversaire des religions, il a été la cible des attaques des milieux conservateurs au point qu’à sa mort, un imam égyptien à qui Chadli avait déroulé le tapis rouge s’était donné le droit de lancer une fatwa condamnant son inhumation en terre algérienne.Le parcours personnel de Kateb Yacine est jalonné de plusieurs traumatismes qui ont imprégné son œuvre. Elève en classe de 3ème au collège à Sétif, il assiste aux répressions des émeutes du 8 mai 1945. Il est arrêté, brutalisé et emprisonné durant deux mois. Autres traumatismes : il est exclu du lycée à la sortie de prison et voit sa mère sombrer dans la folie. Cette expérience le marquera profondément. Il dira «Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence». Il avouera plus tard l’impact de la folie de sa mère sur son parcours : « Je suis né d'une mère folle très géniale. Elle était généreuse, simple, et des perles coulaient de ses lèvres. Je les ai recueillies sans savoir leur valeur. Après le massacre (8 mai 1945), je l'ai vue devenir folle. Elle, la source de tout. Elle se jetait dans le feu, partout où il y avait du feu. Ses jambes, ses bras, sa tête, n'étaient que brûlures. J'ai vécu ça, et je me suis lancé tout droit dans la folie d'un amour, impossible pour une cousine déjà mariée.» C’est sa rencontre en prison avec les petites gens de la paysannerie qui marque le début de son engagement pour la politique et la poésie. En 1946, il commence à écrire son premier recueil de poésie « Soliloques ». Admis au lycée de Annaba, il est accueilli par la famille de son cousin Mustapha Kateb où il rencontre Zoulikha, qui deviendra sa muse, son égérie et sa troisième passion avec la politique et la poésie.Encore lycéen, il fait figure d'intellectuel et donne des conférences. À Paris, à 18 ans, il donne une conférence sur l'Emir Abdelkader. Il rencontre également des intellectuels de gauche et fréquente les milieux littéraires progressistes. Sa première publication est « Nedjma ou le poème ou le couteau ». En 1949, de retour à Alger, il collabore à Alger Républicain en publiant des reportages et exerce divers métiers, dont celui de docker.En 1950, sa mère entre définitivement dans la folie et est hospitalisée à Blida. Yacine lui rend un hommage émouvant dans le recueil « La rose de Blida » (1965). Il s'installe à Paris où il rencontre Issiakhem, avec qui il noue une amitié qui durera toute leur vie. Poète, romancier, journaliste et militant d’abord pour l’indépendance, ensuite pour la reconnaissance de la culture et de l’histoire authentiques de l’Algérie, la défense des classes ouvrière et paysanne, ses thèmes de prédilection, il a également embrassé la cause des femmes à laquelle son amour fusionnel pour sa mère n’était pas étranger. « La question des femmes algériennes dans l’histoire m’a toujours frappé, dira-t-il. Depuis mon plus jeune âge, elle m’a toujours semblé primordiale. Tout ce que j’ai vécu, tout ce que j’ai fait jusqu’à présent a toujours eu pour source première ma mère ».Kateb Yacine est notamment l’auteur, outre « Soliloques » (poésie- 1946), et « Nedjma » (roman, Paris, Éditions du Seuil, 1956), de « Abdelkader et l'indépendance algérienne » , (Alger, En Nahda, 1948- essai) ; « Le Polygone étoilé », (roman, Paris, Éditions du Seuil, 1966) ; de nombreuses pièces de théâtres dont certaines traduites en arabe et en tamazight « Le Cercle des représailles (1959), , Les Ancêtres redoublent de férocité (1971), « L’Homme aux sandales de caoutchouc » (1970), « Mohamed prends ta valise » (1971) ; « La Guerre de deux mille ans » (1975).Kateb Yacine décède le 28 octobre 1989 à Grenoble en France à l’âge de soixante ans, le même jour que son cousin Mustapha Kateb, acteur et homme de théâtre. La sœur de ce dernier, Zoulikha, dont Kateb Yacine fut épris et qui lui a inspiré la mythique héroïne Nedjma, les rapatria tous les deux.Dans le roman "Nedjma", l'intrigue tourne autour de quatre jeunes hommes : Mustapha, Lakhdar, Rachid et Mourad. Au fur et à mesure de leurs discussions, ils réalisent qu'ils sont tous attirés par Nedjma, une jeune femme mariée, et qu'ils font tous partie de la tribu légendaire des Kebloutis dont Nedjma, de père algérien et de mère française, est elle-même issue. Nedjma, personnage fascinant, évanescent et hybride est mariée et est donc inaccessible aux jeunes gens. Cependant, ils s’accrochent à elle même s’ils ne peuvent pas la posséder car elle représente leur identité menacée. Nedjma devient ainsi l'icône, le symbole de ce que les protagonistes recherchent : la liberté, l'amour et leur propre identité. Nedjma est pour eux à la fois la femme et le pays. Elle est objet de désir et source de frustration et de rivalité en même temps pour les protagonistes masculins.Le roman, dans lequel l’auteur transpose le récit de sa propre expérience de la répression du 8 mai 1945, est parcouru par une atmosphère de violence. Les jeunes hommes perdent leur emploi après avoir agressé un chef de chantier et commis le meurtre d'un entrepreneur. Bouillonnant de rage, ils racontent leur révolte face aux injustices et aux violences coloniales. Ils révèlent leurs parcours personnels à travers des fragments de leur vie marquée par la haine, les humiliations, la violence et les spoliations infligées par les colons."Nedjma" est le récit poignant d'une expérience vécue par l’auteur, celui de la résistance d’un peuple contre l'occupation étrangère et de la quête d'un retour aux sources identitaires. C'est aussi l’histoire douloureuse de l’amour impossible que les quatre amis éprouvent pour Nedjma.L'œuvre et la vie de Kateb Yacine sont si étroitement liées et imprégnées l’une de l’autre, disions-nous, qu'il devient difficile de les dissocier. Parmi ses écrits, "Nedjma" occupe une place centrale et indéniable dans la littérature algérienne de langue française, comme le souligne Tahar Djaout : « Nedjma est sans conteste le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française. » Abdelatif Lââbi, écrivain marocain, résume l'impact considérable qu'a eu "Nedjma" sur la littérature maghrébine en déclarant : « Nous descendons tous du manteau de Nedjma. (…) Depuis sa publication, "Nedjma" reste un texte inégalé dans la littérature maghrébine, voire le plus inépuisable ».La publication de "Nedjma" en 1956 a surpris les milieux littéraires français par l'originalité de son écriture poétique et de sa construction. Le texte oscille entre poésie et lyrisme, parfois teinté de tragédie. Il se distingue par sa richesse, sa complexité et sa flamboyante diversité stylistique. Cette œuvre unique suscite même le questionnement quant à sa classification entre roman et long poème.Kateb Yacine déclarait que son intention était de montrer en français aux Français que l'Algérie n'était pas française. "Nedjma" est un roman d'une telle complexité et d'une telle herméticité quasi-insaisissable que les éditeurs ont jugé nécessaire de prévenir les lecteurs européens quant aux procédés narratifs « parfois déconcertants ». L'influence de William Faulkner et du Nouveau Roman se fait sentir dans cette œuvre."Nedjma" utilise une pluralité de procédés narratifs : il est polyphonique, avec plusieurs points de vue narratifs, dont celui du narrateur et des quatre personnages principaux. La chronologie est brouillée, la linéarité absente, la construction se déploie de manière circulaire, en spirale et fragmentée.L'atmosphère du roman est empreinte de violence, symbolisée par des éléments tels que le couteau, les scènes de tortures, les bagarres et les meurtres. Les dialogues, les monologues, les extraits de journaux intimes, les passages poétiques et l'écriture parfois saccadée avec des retours à la ligne fréquents rappellent les techniques de la poésie libre. Les descriptions en prose poétique de Kateb Yacine sont tout simplement fabuleuses. Sa maitrise stylistique et sa capacité à exprimer les émotions des personnages à travers des métaphores créent une atmosphère envoutante et évocatrice comme en témoigne ce passage sur Nedjma prenant son bain : « Je contemplais les deux aisselles qui sont pour tout l’été noirceur perlée, vain secret de femme dangereusement découvert : et les seins de Nedjma, en leur ardente poussée, révolution de corps qui s’aiguise sous le soleil masculin, ses seins que rien ne dissimulait, devaient tout leur prestige aux pudiques mouvements des bras, découvrant sous l’épaule cet inextricable, ce rare espace d’herbe en feu dont la vue suffit à troubler, dont l’odeur toujours sublimée contient tout le philtre, tout le secret, toute Nedjma pour qui l’a respirée, pour qui ses bras se sont ouverts ». L’écriture parfois austère, sobre, dépouillée et factuelle, sans artifice ou embellissement, renforce l'impact émotionnel de la scène, et exprime l’indicibe et l’intensité dramatique: « Les paysans sont mitraillés. Deux fugitifs sont fusillés à l'entrée du village. La milice établit la liste des otages. Maître Gharib est désigné comme un des meneurs».
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